Véganisme : pourquoi Paul Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher « ont tout faux »

Photo d'illustration
Dans une tribune publiée dans Libération, P. Ariès, F. Denhez et J. Porcher prétendent nous expliquer « pourquoi les végans (sic) ont tout faux. » En enchaînant les raisonnements fallacieux sur fond de rhétorique anxiogène, ce texte révèle une incompréhension profonde de ce que sont l’antispécisme et le véganisme. Mise au point.

Dès la première phrase de son chapô, la tribune publiée dans Libération ce 18 mars, intitulée « Pourquoi les végans ont tout faux«  est erronée : le mouvement antispéciste (qui est volontairement transformé en un réducteur « les végans » tout au long du texte) ne prône pas une « rupture totale avec les animaux », mais la fin de l’exploitation imposée à ces derniers sans aucune nécessité ; ce qui est bien différent. Le « moment essentiel de partage » qui est évoqué dans le texte et qui est supposé être menacé de disparition, est le repas, et non ce qui figure sur la table ; cela n’a donc aucun rapport avec le véganisme.

Vient ensuite un argument fallacieux, connu sous le nom d’appel à la tradition. On nous affirme que « la viande a toujours fait partie de l’histoire humaine », comme s’il s’agissait d’un argument valide pour démontrer que la consommation de chair animale est juste. L’ineptie d’un tel raisonnement devient limpide lorsqu’on remplace le mot « viande » par d’autres concepts qui ont également toujours fait partie de l’histoire humaine, tels que le meurtre, par exemple.

Le vocabulaire employé dans cette tribune (illustrée d’une photo où l’on prend soin de ne pas croiser le regard de l’animal, il faut le noter) brille par son caractère grossièrement excessif et anxiogène, caractéristiques souvent révélatrices de contenus cherchant à surfer sur l’émotion (en l’occurrence, la peur). Un comble, pour ce qui prétend dénoncer une « propagande végane » basée sur « l’émotionnel ». Cette méthode -peu discrète- prend des proportions gargantuesques au fil de la tribune, jusqu’à finir en apothéose avec des menaces toutes plus absurdes les unes que les autres, qui ne manqueront pas de susciter une certaine perplexité. J’y reviendrai plus bas.

Le véganisme est présenté comme la « version politique et extrémiste de l’abolitionnisme de l’élevage et de la viande ». Or, la formulation est pour le moins paradoxale, puisque la question de l’abolition de l’élevage est intrinsèquement politique (dans le sens étymologique du terme) : il s’agit bien de changer le regard que la société porte sur les animaux. Ensuite, elle ne peut être qu’extrême, comme toutes les revendications abolitionnistes le sont : on ne demande pas « un peu » l’abolition de la peine de de mort, pas plus qu’on ne demande que les assassinats ou le viol soient « légèrement » interdits. Une position extrême ne peut en outre pas être disqualifiée sur ce seul critère, à moins de tomber dans l’effet bof  (encore un raisonnement fallacieux, et ce n’est pas le dernier) : la radicalité n’est pas intrinsèquement bonne ou mauvaise. On peut donc se demander si cet exposé n’est pas seulement une occasion -peu habile- de juxtaposer les mots « véganisme » et « extrémisme », comme il est d’usage de le faire lorsqu’on tente de discréditer le mouvement.

En proposant d’analyser « les arguments avancés par les véganes », les auteurs éludent, détournent ou travestissent les arguments réels avancés par le mouvement antispéciste pour se concentrer -à dessein- sur des arguments satellites avancés (ou supposément avancés) par certaines personnes véganes ; ce qui est bien différent. Ces arguments sont ainsi exposés :

« Les véganes vont sauver les animaux »

Là encore, l’incompréhension de ce qu’est le véganisme est totale. Il ne s’agit pas de « sauver les animaux » (énonciation réductrice qui repose visiblement sur le peu de crédit qu’on accorde à ce genre de formule qualifiée d’enfantine), mais bien d’exiger que ces derniers puissent disposer d’eux-mêmes en n’étant plus la propriété d’autrui.

En prétendant que « nous travaillons et vivons avec des animaux parce que nous avons des intérêts respectifs à vivre ensemble plutôt que séparés », les auteurs éludent tout ce qui permet d’exploiter les animaux : une sélection génétique intense menée depuis des millénaires d’abord (ce qui est le principe même de l’élevage), source de toutes les races domestiques actuelles. Un conditionnement constant ensuite, qui amène les animaux à avoir comme seuls choix l’obéissance ou les coups, avec pour résultat un anéantissement quasi total de leur volonté. C’est oublier aussi les animaux qui se débattent, qui tentent de fuir le couteau en rampant sur leurs membres brisés, qui sautent des camions en marche, qui fuient les humains par tous les moyens. Tout cela ne s’appelle pas « collaboration », mais « exploitation ». Il faut se méfier des situations dans lesquelles c’est le bourreau qui décrète ce qu’est un échange équitable.

La tribune se vautre ensuite dans un anthropomorphisme étrange, affirmant que les animaux « demandent à vivre avec nous […] une existence intéressante, intelligente et digne ». On apprend ici que les auteurs ont donc communiqué avec l’intégralité des animaux, qui leur ont tous délivré un unique message, ce qui est pour le moins stupéfiant. On peut légitimement se demander ce qu’une vie, issue la plupart du temps d’une insémination artificielle, suivie de mutilations, de captivité, de frustrations, de promiscuité extrême ou d’isolement, et de transports interminables, qui se termine de façon précoce et brutale par une mise à mort souvent laborieuse, peut bien avoir « d’intéressante », « d’intelligente » ou de « digne ».

« Le véganisme va nous sauver de la famine »

Le véganisme consistant à refuser l’exploitation des animaux, il est entendu que prétendre qu’il réglera les problèmes liés à une inéquitable répartition des ressources mondiales est hors-sujet. Brandir cet argument est aussi malhonnête que de prétendre -parce qu’on aurait entendu quelques véganes le dire- que l’ensemble du mouvement antispéciste défend l’idée que les cures detox promettent une meilleure santé.

« Le véganisme va sauver l’agriculture » 

Le véganisme consistant à refuser l’exploitation des animaux, il est là aussi entendu que la sauvegarde de certaines pratiques agricoles est hors-sujet. Par ailleurs, on se demande en quoi un monde dénué d’exploitation animale provoquerait la mort de l’agriculture, puisque le propos n’est pas argumenté ni étayé par aucune donnée ni aucun élément tangible.

« Le véganisme va sauver notre alimentation »

Encore une fois, le véganisme n’a pas pour but de sauver l’alimentation de qui que ce soit. Ce paragraphe pourtant technique étant lui aussi dénué de tout élément de preuve pour appuyer son propos, on peut le placer au même degré de pertinence que l’affirmation que les licornes bleues existent. Prétendre que dans une société végane, les sols seraient « profondément labourés »« abîmés » et « forcés par la chimie » serait presque drôle si le sujet n’était pas si dramatique : les plus grandes organisations mondiales, telles que la FAO, montrent sans équivoque que « l’élevage est l’une des causes principales des problèmes d’environnement les plus pressants, à savoir le réchauffement de la planète, la dégradation des terres, la pollution de l’atmosphère et des eaux et la perte de biodiversité. » Les auteurs de la tribune nous présentent donc ici un argument à la fois hors-sujet, dénué de données et erroné ; il faut leur reconnaître ce tour de force.

« Le véganisme sauvera notre santé »

Cet argument, utilisé à tort par certaines personnes véganes, est en effet invalide : le véganisme n’est pas un mouvement de défense de la santé humaine. Il n’y a d’ailleurs aucun besoin de montrer que les personnes végétariennes ou véganes vivent en meilleure santé ou plus longtemps que les autres. Pour être viable, le véganisme doit apporter la preuve, au minimum, d’une santé équivalente et d’une longévité égale aux populations non véganes. Ce qui est le cas.

Il est carrément mensonger de prétendre que Les études et méta-analyses disponibles sont « biaisées par le constat que ces publics consomment aussi très peu de produits transformés, peu de sucres, ils font du sport, boivent peu, ils ont une bonne assurance sociale, etc. » : toutes les méta-analyses concernées prennent en compte différentes caractéristique inhérentes au mode de vie. Sédentarité, tabagisme, consommation d’alcool, etc. Face à une telle interprétation erronée de ces études, on peut se poser de sérieuses questions quant à la rigueur des auteurs. Contrairement à ce que soutiennent ces derniers (encore une erreur), ces études concernent également les personnes végétaliennes, pas seulement les personnes végétariennes.

L’argument suivant consistant à dire qu’être végane est se condamner à « ingurgiter beaucoup de produits transformés » censés imiter les aliments bannis, montre encore un grave manque de maîtrise du sujet (éventuellement, de la mauvaise foi). Les fruits, légumes, céréales, légumineuses, huiles et noix sont bel et bien des produits véganes, qui constituent la base d’une alimentation végétalienne. Les produits transformés sont totalement inutiles à n’importe quel type d’alimentation ; le végétalisme ne fait pas exception. En outre, cela n’a toujours aucun rapport avec le caractère politique du mouvement. L’idée sous-tendue par ce paragraphe est de réduire le véganisme à une liste d’interdits alimentaires, lui donnant un caractère individuel et dogmatique, alors qu’il s’appuie sur une exigence de justice basée sur des faits rationnels. Cela ressemble fort à un homme de paille, un sophisme (encore…) qui consiste à travestir une position pour pouvoir la réfuter plus aisément, ou la tourner en ridicule (qu’on retrouve à plusieurs reprises dans le texte).

Quant à la vitamine B12, il est toujours utile de rappeler que c’est la découverte de son origine bactérienne qui nous permet effectivement de ne plus participer à l’exploitation et à la mise à mort de millions d’animaux. Nous pouvons comparer ce progrès à l’enrichissement en iode du sel de table, établi en France par les pouvoirs publics en 1952 pour limiter ou éradiquer les pathologies liés à une carence en iode ; complémentation que personne ne remet en question, pas même les auteurs de cette tribune qui part décidément dans tous les sens.

« Le véganisme va sauver l’écologie »

Le véganisme n’a pas vocation à sauver un mouvement politique. On peut conséquemment s’interroger ici sur la formulation choisie par les auteurs, qui semble erronée. Il est sans doute question d’environnement, plus que d’écologie ?

Quoi qu’il en soit, le véganisme est ici, encore une fois, nettement incompris, car il est tout sauf un « retour à la nature ». Le véganisme est le résultat d’une avancée éthique qui constitue un progrès moral, et non un retour à une condition initiale fantasmée. En prétendant que « ayant expulsé les animaux domestiques, il n’y a plus rien pour maintenir les paysages ouverts, ceux des prairies, des zones humides, des montagnes et des bocages », les auteurs supposent (toujours sans fournir aucune donnée) que la bonne marche du monde est impossible sans intervention humaine, ce qui, vu l’état du monde, apparaît aujourd’hui comme une ineptie ; et font mine d’oublier que ce type de paysage a toujours été maintenu par les troupeaux de grands herbivores (aurochs, bisons, chevaux, zèbres, antilopes…), comme c’est encore le cas en de nombreuses régions du globe. Ces écosystèmes n’ont pas attendu les êtres humains et leurs élevages pour exister.

C’est à ce moment du texte que nous attaquons une pente savonneuse aussi risible qu’interminable. Sophisme répandu dans les textes qui se distinguent davantage par leur vide argumentaire que leur rigueur, il nous entraîne vers des chemins qui prêtent à rire tant ils versent dans l’absurde. Il y est question de « chômeurs, de prisonniers et de clochards (on salue ici la finesse du terme choisi) condamnés à faucher et à couper les herbes » et de « robots brouteurs » ! Sans commentaire.

« Le véganisme est une position politique émancipatrice »

L’intégralité de ce paragraphe est construit sur des sophismes. Cela commence par un homme de paille doublé d’une généralisation abusive : non,  le mouvement antispéciste n’est pas davantage un truc de « jeunes » que la lutte contre le racisme, par exemple. Il s’agit d’un positionnement moral partagé par des personnes de tous âges, indépendamment de leurs revenus, de leur genre ou de leur niveau d’étude, et issues de toutes origines et classes sociale. Quoi qu’il en soit, ce propos n’est pas pertinent : ce sont les arguments qui sont à étudier, et non les personnes qui les exposent.

De même, le seul argument exposé (« ce mouvement nous met encore plus dans les serres des multinationales et accroît notre dépendance alimentaire et notre aliénation. ») n’est étayé par… Rien. Mais depuis le début de cette tribune, une certaine routine s’est installée.

Malgré ce hors-sujet, on peut fournir quelques données (INSEE, France, 2011) montrant les chiffres d’affaires des différents secteurs des IAA (Industries Agroalimentaires) :
– Industries des viandes et du poisson (hors graisses animales et aliments pour animaux) : 38,3 milliards d’euros, ce qui les place largement en tête du classement ;
– Industrie laitière : 27,2 milliards d’euros, ce qui place cette industrie à la 2e position du classement ;
– Industrie des fruits et légumes : 7,6 milliards d’euros.
Les « idiots utiles du capitalisme » ne sont peut-être pas ceux qu’on croit.

« Le véganisme est l’ambassadeur de l’industrie 4.0 »

La liste des arguments prétendument énoncés par les véganes est terminée. Ici, ce sont les auteurs qui affirment que le véganisme consiste à créer de la « viande artificielle », en brandissant en vrac la menace des OGM, des hormones et des antibiotiques (trois éléments pourtant massivement employés par l’élevage dans le monde). Ce genre d’argumentation se nomme appel à la peur, et c’est encore un raisonnement fallacieux. On peut toutefois rappeler qu’à l’heure actuelle, plus de 50% des antibiotiques actuellement produits dans le monde sont destinés aux animaux d’élevages (OMS, 2001), et que cette production menace directement les populations humaines par le biais d’une antibiorésistance de plus en plus préoccupante, ce que les auteurs évitent soigneusement de préciser. À l’heure actuelle, ce qui ressemble le plus à des « amas de protéines qui auront poussé à grands jets d’hormones pour favoriser la croissance et d’antibiotiques pour éviter les contaminations », ce sont précisément les animaux d’élevage.

Enfin, comme les êtres humains peuvent se passer totalement de produits d’origine animale tout en vivant en parfaite santé, cette menace de « culture de cellules musculaires de poulet, de bœuf ou de porc » est, encore une fois, hors-sujet : une telle pratique est parfaitement inutile.

« En vérité, le véganisme ne va pas nous sauver »

Certainement pas, effectivement. Mais c’est sans doute lié au fait qu’il n’est pas question de cela : l’antispécisme concerne les animaux et le refus de leur statut de propriété. Ce paragraphe, c’est le bouquet final de l’argumentation fallacieuse qu’on a subi tout au long de la lecture de cette tribune aux airs de farce ; une explosion de n’importe quoi ; un débordement d’agressivité et d’absurde :

« Le véganisme est dangereux. Il participe à la rupture programmée de nos liens avec les animaux domestiques. Il menace de nous condamner à la disette en nous ramenant à l’agriculture prédatrice des temps anciens. Il menace de ruiner les pratiques alternatives, comme le bio, en annihilant la polyculture-élevage qui est son fondement. Il menace de nous condamner à dépendre d’une alimentation industrielle 4.0. Il menace d’uniformiser nos paysages. Il menace paradoxalement de nous faire perdre notre humanité incarnée et notre animalité en nous coupant des réalités naturelles par des zoos virtuels, des paysages transformés en sanctuaires, avec des chiens et chats remplacés par des robots. Le véganisme est l’allié objectif d’une menace plus grande encore. Car, après tout, la meilleure façon de ne plus abîmer la nature est de s’en couper totalement. De s’enfermer dans des villes, alimentées par des flux de molécules et des flux de données. […] Un monde terrifiant. »

À la question finale posée par les auteurs : « donner – recevoir – rendre est le triptyque de nos liens. Que sera l’humanité sans cet échange fondamental ? », on peut aisément rétorquer qu’on peut tout aussi bien donner, recevoir et rendre un sac de haricots plutôt qu’un cadavre de lapin. Et que cette question est à l’image de la tribune : inepte, et vaine.

En conclusion 

Les arguments avancés dans ce texte sont donc tous erronés, ou fallacieux, ou excessifs ou mal attribués. Certains sont à eux seuls une synthèse de tout cela. Ceux qui contiennent des données techniques étant affirmés sans aucune preuve, ils peuvent donc tout aussi bien être réfutés sans preuve. Il peut être utile que les militant·e·s remettent d’ailleurs en cause l’usage de certains d’entre eux. Tout cela semble révéler un certain affolement face au mouvement de revendication des droits des animaux ; exigence de justice que notre société tente, avec un succès grandissant, de porter dans le débat public. Cette époque où l’on remettait en question la sentience des animaux, et où l’on prétendait que les véganes ne pourraient pas survivre à d’hypothétiques carences, semble bel et bien révolue. Ces deux axes ne sont plus utilisés que par une minorité qui n’a plus guère de crédit. Le reste est à l’image de cette tribune. Et c’est finalement plutôt bon signe.

2 commentaires sur “Véganisme : pourquoi Paul Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher « ont tout faux »

  1. En effet, ces auteur-e-s projettent leurs propres tourments (et aussi pas mal de déni) sur le véganisme. Ton billet montre bien que penser le véganisme tel qu’il se donne n’est pas leur souci. Bravo au passage pour la qualité (pédagogique et esthétique) de ton travail.

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